La feuille est blanche, vierge, innocente de toute lettre, de mots, de phrases, immaculée présente sous mes yeux et ma plume. Je laisse voguer au-delà du réel mon âme d’enfant pour exprimer le plus profond de ma création, de mon expression, de mes envies. Joies, peurs, excitation, passion, sentiments mêlés pourvoyeurs d’idées, de sagas, d’histoires, de rêves.
Dès l’aubette se presse déjà dehors le quidam qui s’en va rejoindre son travail à l’aide du ver souterrain francilien. Je bois une gorgée de thé et respire profondément.
L’eau ruisselle sur ma peau, l’odeur du savon réveille mes sens et je m’échappe dans mes pensées, de nouveau vers les contrées lointaines de mon histoire que je ferais partager. J’écris dans ma tête. Me voilà frais et prêt pour emprunter le ruban d’asphalte et jouer au coude à coude ou au cul à cul de la mégalopole titanesque.
Il est tard, la nuit tombe calme et bienveillante sur le tumulte qui décroit un peu. Au bout de quelques mois de lecture, d’échange, de triturage de méninges, je glisse le manuscrit dans son enveloppe, vers les accoucheurs qui lui donneront vie ou le feront avorter.
La sentence est attendue avec plus ou moins de fébrilité, une semaine, un mois, des mois. D’émoi en émoi, je me tords les doigts d’impatience et de crédulité, d’espérance sans tempérance. C’est toujours comme cela, pour le premier, mais aussi pour les autres. Chaque naissance est exaltante, chaque naissance est douloureuse et jubilatoire, chaque naissance est un acte de vie, ou de mort prématurée.
Arrive enfin la missive et les six cents soixante deux centimètres carrés sur lesquels sont gravés les mots. Et si nous discutions de la publication de cette œuvre ? Quoiqu’en décide la météo aujourd’hui, il fera beau, assurément.
La joie est immense et intense. Le partage aura lieu. D’autres yeux verront le plaisir, l’imaginaire, un bout de mon âme. Les picotements épars sur ma peau trahissent l’orgasme littéraire de la reconnaissance.
Mon effort n’aura pas été vain, j’aurai écrit pour la postérité, je rentre au panthéon des auteurs répertoriés dans la grande machine nationale. Je suis numéroté ISBN, fier numéro comme un brevet parachutiste pour l’honneur et la gloire de mon pays, de la langue de Poquelin.
L’impression est lancée et enfin j’attends avec impatience les premiers exemplaires sur les étals qui trépignaient, n’attendant plus que moi. Mon nom sera là, à côté des divins, des connus, à côté des maisons prestigieuses et riches.
Echange, discussion, salons, dédicaces, tout m’est promis. Un libraire, un échange, une information. ‘’Mais qui êtes-vous ?’’ ‘’C’est quoi votre bouquin ?’’ ‘’Qui est l’éditeur ? Qui ?? Connaît pas, pas le temps, circulez, y-a rien à lire…’’ Chut(e) lib(v)re !!
Sponsorisé, dédicacé, peopolisé, radiolisé, télévisé, raillé, encensé, ignoré dans le flux tendu de la gestion budgétaire planétaire de ce monde de lettres. Un sur combien, un pour combien, combien de temps laissé au temps ?
Adepte de la première heure de librairies indépendantes ou de diffuseurs plus importants, j’étais de l’autre côté, celui du choix, celui qui pioche selon une alchimie si particulière. Face à la montagne, de l’autre côté, je ne peux m’expliquer pourquoi, j’ai ce sentiment soudain, en tant qu’auteur d’un 1er roman, de grande excitation et de désappointement mélangés, à la seule vue de ces tas immenses, de lettres, de mots, de pages, entassés, classés, présentés, dans des rayons et se battant tant bien que mal pour tenter d’exister un petit peu et de se faire visible, accrocheur, charmeur au chaland, qui nonchalamment passe son chemin, laissant traîner une main décisionnaire sur la couverture d’un ouvrage inconnu, l’oubliant, puis se rassurant, se tourne alors vers le coup de cœur du libraire ou de la puissance marketing qui a présenté, (imposé) son choix.
Il faudra pour exister, convaincre et vaincre. Il faudra charmer, amuser, espionner, assiéger, écrire et convaincre encore. Qu’importe finalement, j’en reviens à ma création, à mon plaisir. Il aura été partagé, en partie et le nombre nous le savons n’a que peu d’intérêt. Ce qui compte, c’est la qualité de ce dernier. Finirais-je au pilon, telle une volaille de batterie négligée ?
Rien n’entame mes envies, mes mots, mes phrases. Ecrire est un besoin, un plaisir, une pépite, une chance. Heureusement pour les mots.
La cruauté m’assaille cependant et me rappelle que je ne suis rien, rien qu’un de plus que personne n’attend, dans la machine à broyer du papier.
Je reviendrais, (I’ll be back)*
Philippe-Jean Fiedler
21/05/2012
http://www.tranchesdevies.wordpress.com
La machine à broyer du papier
*I’ll be back , phrase culte de Schwarzenegger dans Terminator
Editeurs en France environ 6 à 9000 dont 5 groupes représentent environ 50% du CA – 5 distributeurs qui représentent environ 80% du marché – 19 000 libraires et points de vente
70 109 titres nouveaux en 2011 dont 64 347 commercialisés
Tirage moyen 7 937 exemplaires
Titres vendues au moins une fois en 2011 : 689 747
Nombre de livres vendus en 2010 : 451.9 millions environ
Rentabilité d’une librairie en 2010 : 0.3% du CA
30 meilleures ventes pour 9 millions d’exemplaires vendus en 2011 par 15 éditeurs et par 25 auteurs
Réf : Etude synthèse de l’Observatoire de l’économie du livre (MCC/DGMIC-SLL) mars 2012 – http://www.dgmic.culture.gouv.fr
http://www.lemotif.fr